Chapitre 8
Tory reprenait conscience, émergeant au milieu d’un brouillard de souffrance. Elle se rendit d’abord compte qu’elle avait mal partout, mais c’étaient sa tête et ses mollets qui la faisaient particulièrement souffrir, le reste était supportable. Elle ouvrit les yeux, battit des paupières pour dissiper les restes de sommeil. Une rampe fluorescente répandait une lumière froide au-dessus de sa tête. Et puis il y avait encore une autre lumière, qui passait par un hublot. Trois personnes étaient penchées sur elle, elle ne les reconnaissait pas, mais devinait qu’elles ne la menaçaient pas. Une femme en blouse blanche, aux yeux marron, des yeux remplis de compassion, l’air compétent. L’un des hommes était plus vieux, la soixantaine, chaleureux. Il avait le visage marqué, son crâne chauve était parsemé de taches, comme s’il passait le plus clair de son temps en plein air. Il serrait une pipe éteinte entre ses dents, cela lui rappelait son grand-père, Seamus. C’est pourtant le second qui retint son attention. De profondes rides marquaient la commissure de ses yeux et de ses lèvres, effets inévitables de l’âge. On voyait que ses traits étaient burinés par l’expérience, une expérience sans doute chèrement acquise. Les signes révélateurs de quelqu’un qui s’est colleté à l’existence, quelqu’un qui considérait la vie comme une lutte de chaque instant. Puis elle s’arrêta sur ses yeux, des yeux bleus, sans fond, avec une pointe de malice, et en conclut qu’il avait remporté plus de combats qu’il n’en avait perdu.
Elle avait l’impression de le connaître, ou, plutôt, elle se disait qu’elle l’avait déjà vu. Non, ce n’était pas un acteur. Peut-être l’un de ces aventuriers, un milliardaire qui faisait le tour du monde en ballon ou se payait un petit tour dans l’espace. Mais il avait de la présence, l’air un peu canaille, une confiance en soi fruit d’une longue suite de succès.
« Bienvenue sur terre », lui dit la femme médecin. Elle était américaine. « Comment vous sentez-vous ? »
Tory essaya de répondre, mais ne réussit à émettre qu’un grognement rauque. Le plus vieux des hommes approcha une tasse et glissa très doucement une paille entre ses lèvres. L’eau lui humecta la langue, comme la première pluie sur le désert. Elle aspira avidement, cela faisait du bien, le liquide diluait l’espèce de pâte qu’elle avait dans la bouche.
« Je crois », commença Tory, mais une quinte de toux l’interrompit. Lorsque ce fut terminé, elle reprit : « Je crois que je vais mieux. J’ai très froid. »
Elle vit alors pour la première fois qu’elle était ensevelie sous un amas de couvertures, dont une couverture chauffante au contact direct de la peau. Cela piquait.
« Lorsqu’on vous a ramenée ici, votre température était de deux degrés inférieure à la température de survie indiquée par les tables. Vous avez eu de la chance. »
Tory tourna la tête pour voir où elle était.
« Vous êtes à l’infirmerie du bord, lui dit le médecin pour répondre à sa question muette. Je m’appelle Julia Huxley. Lui, c’est Max Hanley et puis l’autre, notre capitaine, Juan Cabrillo. »
Son nom lui disait quelque chose.
« C’est notre capitaine qui vous a sauvée.
— Sauvée ?
— Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé ? » demanda Hanley.
Tory essayait de se creuser la tête.
« On a été attaqués, je dormais, j’ai entendu des coups de feu. C’est ce qui m’a réveillée. Je me souviens que je me suis cachée dans ma cabine. Et après… »
Elle retomba dans un profond silence.
« Ça va ? lui demanda le capitaine. Prenez votre temps, vous avez vécu une terrible expérience.
— Je me souviens que j’ai erré dans tout le bord après l’attaque. »
Mais Tory enfouit son visage dans ses mains, secouée de sanglots. Le capitaine lui mit la main sur l’épaule, ce qui la calma un peu.
« Des corps. Je me souviens que j’ai vu des corps. Tout l’équipage était mort. Après, je ne me souviens plus de rien.
— Cela ne me surprend guère, lui dit le Dr Huxley. C’est un mécanisme classique de défense du cerveau pour nous protéger en cas de traumatisme.
— Après avoir attaqué votre navire, reprit le capitaine, les pirates l’ont sabordé. Nous sommes arrivés avant qu’il soit descendu trop bas pour que nous puissions vous sauver.
— C’était à deux doigts, fit Hanley. Votre bâtiment est resté bloqué plusieurs jours dans une couche d’eau très salée.
— Plusieurs jours ? s’exclama Tory.
— Vous pouvez vous dire que vous avez fait comme Jonas, reprit Cabrillo dans un grand sourire. Sauf qu’on vous a sortie du ventre de la baleine. »
Et il accompagna cette déclaration d’un petit geste négligent, comme s’il s’agissait de bien peu de chose.
« C’est vous qui m’avez dit de me diriger vers le panneau à l’arrière, de fermer les portes étanches. Et c’est sans doute vous aussi qui avez percé des trous dans le panneau. Je croyais que vous alliez me tuer, j’ai presque failli retourner en courant dans ma cabine avant de comprendre que vous deviez équilibrer la pression pour me sortir de là. C’est ça qui a été le pire. L’eau montait, centimètre après centimètre. J’ai escaladé une échelle, je suis montée sur le pont principal pour essayer d’y échapper le plus longtemps possible, mais je ne savais pas où aller. »
Elle se tut, comme si elle revivait cette affreuse sensation de l’eau glacée.
« Je suis restée là jusqu’à ce que l’eau m’arrive à hauteur de la poitrine. Ça a duré un temps fou, mon Dieu. Je n’avais jamais eu aussi froid de ma vie. J’étais étonnée que mes dents ne cassent pas à force de claquer si fort. »
Elle leva les yeux pour regarder le trio penché sur elle.
« La seule chose dont je me souvienne ensuite, c’est quand je me suis réveillée, ici.
— Le bâtiment avait commencé à s’enfoncer plus vite, il a basculé quand l’eau a envahi les tranches avant. Vous avez dû tomber contre une rambarde ou un tuyau, vous vous êtes cogné la tête. Lorsque j’ai enfin réussi à ouvrir la porte, vous ne respiriez plus, vous aviez une blessure au cuir chevelu. »
Tory se tâta le crâne et découvrit qu’on lui avait posé un gros pansement.
« Nous avons déjà prévenu la Société royale de géographie, poursuivit Cabrillo, je suis sûr qu’ils ont dit à votre famille que vous alliez bien. Il y a un hélicoptère de location qui attend au Japon, il va vous emmener dans un bon hôpital dès que nous serons à portée. Mais vous êtes sûre que vous ne vous souvenez de rien d’autre, pendant l’attaque ? C’est très important. »
Tory plissa le front, essayant de se concentrer.
« Non, désolée, je ne me souviens de rien. » Et se tournant vers Julia : « Je crois que vous avez raison, mon cerveau a tout bloqué.
— Hier soir, quand nous vous avons ramenée à bord, vous avez parlé au troisième lieutenant, elle s’appelle Linda Ross. Vous vous en souvenez ?
— Non, répondit Tory, un peu agacée. Je devais délirer. »
Sans tenir compte du regard que lui lançait Julia, Cabrillo insista.
« Vous lui avez dit votre nom, vous lui avez expliqué que vous étiez chercheur. Puis vous lui avez fait le récit de l’attaque, vous lui avez expliqué que l’un des pirates avait fouillé votre cabine, que vous vous étiez cachée. Vous avez dit à Linda qu’il portait un uniforme noir et des bottes de la même couleur.
— Si vous le dites…
— Vous lui avez aussi raconté que vous aviez aperçu d’autres navires dans les parages. Que vous aviez cru d’abord que l’un des deux était une île, car il était énorme. Vous l’avez décrit, il avait une forme rectangulaire. L’autre bâtiment était plus petit, vous avez eu l’impression qu’ils allaient entrer en collision.
— Si je ne me souviens pas d’être restée emprisonnée à bord de l’Avalon pendant quatre jours, comment voulez-vous que je me rappelle les minutes qui ont suivi l’attaque ? Désolée.
— Bien sûr, fit Julia. Mon bureau est juste à côté. Appelez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit.
— Merci », répondit Tory en jetant un regard mauvais à Juan. Mais cela ne dura pas et elle lui dit : « Et merci de m’avoir sauvé la vie. »
Il lui posa la main sur l’épaule.
« Je vous en prie. »
Une fois sorti dans la coursive, Max dit à Juan :
« Piètre observatrice.
— Piètre menteuse, lui rétorqua Juan.
— C’est vrai, convint Max en tapotant le tuyau de sa pipe contre ses dents.
— Pourquoi, à ton avis ?
— Pourquoi c’est une belle menteuse ou pourquoi elle nous a tous menti ?
— Les deux.
— Je ne sais pas trop, finit par répondre Max. Mais je suis content que Linda ait eu la bonne idée d’interroger Miss Ballinger hier soir.
— C’est vrai, je n’y aurais pas pensé, convint Juan.
— Quand je pense à ton état, je suis même surpris que tu aies réussi à retrouver ta cabine.
— Linda me disait que, d’après la description que Tory lui a faite des navires et des pirates, elle pensait que ces types auraient pu avoir bénéficié d’un entraînement militaire.
— Ou elle est réellement chercheur, comme elle le prétend et la Société royale de géographie avec elle, et elle applique ses capacités d’observation scientifique à tout ce qu’elle voit.
— Dans ce cas, pourquoi mentir et prétendre qu’elle ne sait plus ce qui s’est passé lorsqu’elle s’est retrouvée coincée à bord de l’Avalon ? »
Juan avait pris l’air sombre.
« Personne ne lui avait dit combien de temps elle était restée coincée là-dedans, et pourtant, elle savait exactement combien de jours cela avait duré. Il y a autre chose qu’elle ne veut pas dire.
— On ne peut pas l’y obliger, et on ne peut pas non plus la garder à bord. L’hélico loué par la Société de géographie sera ici dans quelques heures. »
Juan poursuivit sa pensée comme s’il n’avait pas entendu ce que venait de lui dire Hanley.
« Et puis, ces uniformes. Elle a dit que les pirates avaient des uniformes noirs. Les mecs que nous avons cravatés la nuit dernière portaient pour la plupart des jeans, des shorts et des tee-shirts. Non, rien ne colle. »
Ils pénétrèrent au CO, Linda Ross était de quart. Installée dans le fauteuil qui trônait au centre, elle mangeait un sandwich.
« Alors, comment ça se passe ? » leur demanda-t-elle, la bouche pleine.
Puis elle mit une serviette sur sa bouche.
« Désolée, marmonna-t-elle.
— Tu tiens le bon bout pour être désignée l’employée du mois, lui répondit Juan. Ton idée d’interroger Tory hier soir était géniale. Maintenant, elle prétend qu’elle ne se souvient plus de rien, les navires, les uniformes, même pas comment elle a passé son temps après le naufrage. Tiens, à propos, elle n’a pas eu le temps d’examiner le radier ?
— Non, Julie lui a vite mis une serviette sur la figure, dès qu’on l’a sortie de l’eau. Elle n’a rien dit avant d’arriver à l’infirmerie et Hux avait commencé à la réchauffer. Elle était encore toute bleue et tremblait comme une feuille, mais elle était sûre et certaine de ce qu’elle racontait. Elle m’a fait répéter que ce gros bâtiment était de forme rectangulaire. Et maintenant, elle ne se rappelle rien ?
— Nous sommes quasiment sûrs qu’elle se souvient de tout, sauf qu’elle ne veut rien dire, répondit Max.
— Et pour quelle raison ? »
Juan était occupé à vérifier quelques états fixés sur une planchette.
« Ça, c’est la question à un million de dollars. Si tu me trouves la réponse, je te réserve une place à ton nom sur le parking.
— Bonne idée, sauf que ma bagnole est dans un garage de Richmond, à quelques dizaines de milliers de kilomètres. »
Mais Linda redevint sérieuse :
« Comme je vous l’ai dit ce matin, j’ai eu l’impression que Tory essayait de me faire un rapport, comme si j’étais son officier traitant. »
Juan ne lui demanda pas de préciser sa pensée. Linda avait appartenu aux services de renseignements de la marine, elle avait traité des tonnes de comptes rendus de ce genre, elle devait savoir de quoi elle parlait.
« Elle ne savait pas encore si elle allait s’en tirer et elle a éprouvé le besoin de raconter ce qu’elle savait à quelqu’un. »
Linda hocha la tête.
« C’est aussi mon avis.
— Et maintenant qu’elle sait qu’elle est tirée d’affaire, elle se referme comme une huître. J’ai l’impression que cette Miss Ballinger n’est pas juste un chercheur de seconde zone.
— Ce qui expliquerait qu’elle ait réussi à survivre à ce massacre sans perdre la tête », ajouta Max.
Il ne s’agissait plus de ratisser la mer du Japon à la poursuite de pirates. Juan commençait à comprendre qu’ils étaient engagés dans quelque chose de bien plus vaste. À en croire Tory, et il n’est rien de plus sincère que la confession d’un agonisant, il y avait au moins deux organisations de piraterie dans la zone : ceux contre lesquels ils s’étaient battus la nuit précédente, et les hommes en uniforme noir qui avaient arraisonné l’Avalon. Tory avait confié à Linda qu’ils étaient rapides et efficaces. Cela évoquait davantage des commandos que les brigands indisciplinés qui avaient tenté de s’emparer de l’Oregon. Et puis il y avait ces deux navires mystérieux, ceux que Tory avait aperçus au moment de l’attaque. Il ne voyait pas quel pouvait être leur rôle dans tout cela. Et puis encore, ces immigrants chinois enfermés dans le conteneur ? Avaient-ils payé le prix fort de s’être trouvés au mauvais endroit au mauvais moment ou étaient-ils plus ou moins impliqués dans ces histoires ?
Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi Tory refusait de coopérer. Si elle était restée aussi lucide qu’il le croyait pendant toute la durée des opérations de sauvetage, elle devait bien se souvenir de ce qu’il avait écrit sur son ardoise. Il lui avait dit qu’il appartenait à une société de sécurité, laquelle avait eu un contrat pour lutter contre la piraterie. Cela venait-il interférer avec sa propre mission à elle ? Cela semblait fort improbable, mais comment ne pas se poser la question ? Tout cela n’avait aucun sens.
Il finit par décider que le mieux serait qu’elle débarque de l’Oregon le plus rapidement possible, ce qui leur permettrait de reprendre leurs recherches. Il était persuadé que ses troupes allaient s’attaquer à résoudre ce mystère et qu’ils finiraient par s’expliquer le fond de l’affaire.
Mark Murphy n’était pas de quart, mais Cabrillo fut content de le retrouver devant la console de direction de tir. Ce jour-là, il portait le tee-shirt d’un groupe, les Puking Muses. Compte tenu des goûts musicaux du personnage, Juan ne s’étonna pas de n’en avoir jamais entendu parler. Il remercia une fois de plus le ciel, sa cabine était assez éloignée de celle de son jeune spécialiste. Juan lui fit signe, Murph ôta son casque. Même ainsi, Cabrillo entendait encore la musique, une espèce de truc techno-machin qui crachait des décibels à faire tomber la muraille de Chine.
« Partant pour une nouvelle petite recherche, Murph ?
— À cent pour cent. Qu’avez-vous imaginé ?
— Je cherche un bâtiment qui serait assez gros pour qu’on puisse le confondre avec une île, de forme rectangulaire.
— Et encore ? »
Il attendait visiblement qu’on lui donne d’autres détails avant de continuer.
« Il aurait été dans la zone il y a quatre jours. »
Murph avait l’air déçu, mais Cabrillo se trompait sur la cause de son dépit. Le défi ne lui suffisait pas.
« Bon, nous cherchons, soit un gros porte-conteneurs, soit un superpétrolier, on encore, un porte-avions géant.
— Je doute qu’il s’agisse d’un porte-avions, mais, pendant que vous y êtes, ajoutez donc ça à votre liste de mots-clés. »
Toutes les consoles de la passerelle étaient reliées à l’ordinateur de bord. Sans quitter son siège, Mark se connecta à une banque de données maritimes sur le trafic en mer du Japon. Il resta ainsi penché sur son clavier sans cesser de battre la mesure du pied au rythme de la musique qui débordait de ses écouteurs.
« Quelles sont les prévisions pour ce ventilo qui doit arriver du Japon ?
— HPA[5][5] dans trois heures », répondit Linda.
Il y avait beaucoup de monde dans la zone – cinq bâtiments à portée radar de l’Oregon, cent nautiques – et ils ne pouvaient s’exposer en tirant parti de leurs moteurs surpuissants. Le bâtiment se traînait donc à vingt-deux nœuds, ce qui retardait d’autant l’heure de leur rendez-vous.
« Parfait, je vais dans ma cabine, je préviens Hiro Katsui que son consortium nous doit deux millions de plaques. Appelez-moi si Mark trouve quelque chose, ou dès que ce ventilo sera à dix nautiques.
— Bien, patron. »
* * *
Cela faisait une heure et demie que l’économiseur dessinait des formes géométriques sur l’écran à cristaux liquides. Juan était assis devant son ordinateur, regardant l’image sans la voir. Jusqu’ici, il avait gratté exactement onze mots de son compte rendu à Hiro.
Sans même parler des réticences de Tory, rien ne collait avec ce qu’il avait imaginé. Était-ce un commando qui avait attaqué l’Avalon, et si oui, pour quelle raison ? La raison la plus plausible était qu’on avait voulu empêcher son équipage de voir ce qui se passait à bord des deux autres navires. Et si Mark avait raison, si c’était un porte-avions, s’il s’agissait d’une opération navale ?
Sauf que la seule marine à disposer de porte-avions dans les parages était la marine américaine. La Chine souhaitait en acheter un vieux à la Russie, mais pour ce qu’en savait Juan, les choses en étaient encore au stade des négociations. Aucun pirate n’aurait pu mettre la main sur un bâtiment de ce genre. Non, il était certain que Tory avait vu autre chose. Il ne pouvait rejeter l’hypothèse que l’Avalon eût été attaqué par des commandos bien entraînés, il n’avait aucune idée d’un lien possible avec les pirates que la Corporation était chargée d’éliminer pour le compte de Hiro. Opéraient-ils de concert ?
L’intercom se mit à vibrer.
« Juan, c’est Julia. Tu pourrais descendre dans mon bureau ? »
Fort content de pouvoir se changer les idées, il quitta sa cabine et prit le chemin de l’infirmerie.
Il trouva leur médecin dans le bloc des urgences, un local bourré d’équipements et aussi moderne que ce que l’on pouvait trouver dans les meilleurs hôpitaux. Il faisait frais, 16°C. Un corps enveloppé dans un drap était allongé sur une table sous la lumière aveuglante d’un scialytique. Julia avait revêtu une blouse verte de chirurgien, ses mains gantées étaient pleines de sang. De gros ventilateurs dissipaient les odeurs désagréables, Juan n’en avait pas moins dans les narines comme une sensation de pourriture.
« C’est l’un de nos immigrants chinois ? demanda-t-il en lui montrant du menton la forme enveloppée.
— Non, un des pirates. Tu veux jeter un œil ? »
Juan resta muet, Julia souleva le drap. Jamais la mort n’aurait pu paraître plus ignoble, avec cette grande incision en forme de Y qu’elle avait pratiquée pour examiner la poitrine et l’abdomen. Ce pirate était jeune, vingt ans pas plus, il n’avait plus que la peau sur les os, il mourait de faim. Ses cheveux étaient d’un noir de jais, il avait d’épais cals aux doigts et sur la plante des pieds. La paire de baskets qu’il portait lorsqu’il s’était élancé à l’assaut de l’Oregon était sans doute la première qu’il n’eût jamais possédée, il l’avait vraisemblablement volée au cours d’un autre abordage. Il avait au beau milieu du front un trou très net, causé par une balle, comme une espèce de troisième œil répugnant déchiré sur les bords.
Cabrillo ne se souvenait que trop de la férocité dont ils avaient fait preuve, mais il ne pouvait non plus se retenir d’éprouver une certaine pitié. Il n’avait aucune idée de ce qui avait pu conduire ce jeune garçon sur la voie du crime, mais il se disait qu’il aurait dû être dans sa famille, et pas ici, allongé sur une table d’examen, comme un spécimen que l’on dissèque.
« Et alors, qu’as-tu découvert ? demanda-t-il à Julia après qu’elle eut replacé le drap sur la tête du mort.
— Que ce mec était mort.
— Comme tu l’as autopsié, je l’aurais deviné tout seul.
— Non, ce que je veux dire, c’est que même s’il ne s’était pas ramassé un pruneau dans le crâne, il serait mort de toute façon, sans doute d’ici quelques mois. »
Elle lui montra un ordinateur qui se trouvait là. L’écran affichait le spectrogramme correspondant à un échantillon prélevé par Julia. Mais Juan n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait voir et il prit l’air perplexe.
« Un échantillon de cheveu que j’ai fait passer au spectro à émission optique. »
La Corporation s’était offert cet équipement, qui valait un million de dollars, mais pas uniquement pour les besoins de Julia. Il lui servait aussi à analyser certaines traces. Un an plus tôt, il leur avait permis de suivre un chargement de RDX, un explosif, qui avait disparu.
« Lorsque je l’ai examiné, lui expliqua Julia, j’ai noté quelques symptômes significatifs. D’abord, il était en état d’insuffisance rénale grave. Ensuite, il avait atteint le dernier degré de l’anémie. Ses gencives étaient très enflammées, une gingivite au stade final. J’ai noté également des lésions au tube digestif, des croûtes de sang dans les deux narines. Tout ça m’a fait penser à quelque chose, et l’échantillon de cheveu a confirmé mon premier diagnostic.
— Savoir ?
— Ce mec a subi une longue exposition au mercure.
— Au mercure ?
— Ouais. En l’absence de traitement, le mercure, tout comme d’autres éléments lourds, se fixe dans les tissus et dans les cheveux. Il finit par isoler totalement l’organisme, non sans avoir déclenché des crises de folie, car il détériore également le cerveau. Si tu revois les enregistrements vidéo de l’attaque, je suis sûre que tu remarqueras quelque chose. Ces types se battaient sans trop se préoccuper de leur sort. La quantité de mercure absorbée par ce garçon a pu altérer ses facultés, au point qu’il était capable de se battre sans se soucier de rien d’autre.
— Pourtant, dit Juan, il y en a quelques-uns qui ont tenté de s’enfuir.
— Ils n’avaient pas tous subi une exposition aussi longue ni aussi grave.
— Et les Chinois ?
— J’ai pratiqué un test de présence de produits toxiques sur l’un d’eux, ça n’a rien donné.
— Mais ce type est bourré de mercure ?
— Tu remplirais deux thermomètres en appuyant dessus. J’ai examiné rapidement deux de ses compatriotes, même résultat. Je pense qu’ils sont tous atteints à des degrés divers. »
Juan se passa la main sur le menton.
« Si nous retrouvons la source de ce mercure, cela pourrait nous mener au repaire des pirates.
— Ça me semble plausible », répondit Julia en ôtant ses gants qui cédèrent avec un claquement sec. Elle se débarrassa de son bonnet et refît sa queue-de-cheval en un tournemain, fruit d’une longue pratique.
« On peut s’empoisonner au mercure en consommant du poisson contaminé, mais c’est surtout vrai pour des enfants ou des femmes qui souhaitent concevoir. À des niveaux comme ceux que je viens de mesurer, je serais prête à parier gros que ces gars-là vivaient près d’un site industriel pollué ou d’une mine de mercure désaffectée.
— Tu sais où il y aurait des mines de ce genre dans les environs ?
— Attends, mon boulot consiste à pénétrer les mystères de la médecine et à te poser des points de suture quand tu te coupes avec ton rasoir, plaisanta Julia. Si tu veux un cours de géologie, trouve quelqu’un d’autre.
— Et si on s’intéressait à leurs origines ethniques ? Ça pourrait nous permettre de préciser le périmètre de recherche.
— Désolée. Les quinze pirates que j’ai stockés dans la glace font penser aux Nations unies. Celui-ci m’a l’air vietnamien ou thaï, les autres sont chinois ou coréens, j’ai deux Caucasiens, des Indonésiens, un Philippin, sans compter le reste.
— Super, répliqua Juan, sur un ton sarcastique. Nous avons eu le pot de tomber sur un ramassis de pirates politiquement corrects qui croient dur comme fer à la diversité ethnique. Autre chose ?
— Rien d’autre pour l’instant. Il me faudra encore quelques jours pour terminer.
— Comment va ta patiente ?
— Elle dort. Ou en tout cas, elle fait semblant, ce qui lui évite de m’adresser la parole. J’ai l’impression qu’elle meurt d’envie de quitter cette baille le plus vite possible.
— Ce qui ne me surprend guère. Merci, Hux. »
Il n’était pas plus tôt retourné dans sa cabine et avait à peine eu le temps de commander un déjeuner, steak et haricots rouges, que Mark Murphy frappait à sa porte.
« Alors, Murph, qu’avez-vous trouvé ?
— Je crois que je sais ce que c’est.
— Asseyez-vous. Alors, un vraquier, un porte-conteneurs ?
— Ni l’un ni l’autre. »
Mark lui tendit un dossier assez mince. La chemise contenait une photo et une description qui tenait sur une demi-page.
Juan examina la photo, puis leva les yeux et se tourna vers Murphy, l’air perplexe.
« Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?
— Il fait route vers Taiwan, il a appareillé d’Oratu, au Japon, où il était utilisé pour le carénage d’un pétrolier panaméen qui avait perdu une hélice lors d’une tempête. »
Juan se replongea dans l’examen de la photo. Le navire faisait 280 mètres de long sur 80 de large. Conforme à la description de Tory, il était parfaitement rectangulaire, aucun élancement ni à l’avant ni à l’arrière, rien qui dépassât du pont et susceptible de modifier cette silhouette rigoureusement plate. Il prit connaissance de ce que Mark avait réussi à rassembler comme détails sur ce bâtiment plutôt étrange. C’était en matière de docks flottants le quatrième au monde par le tonnage. Construit en Russie pour caréner les sous-marins de type Oscar II – comme ce malheureux Koursk –, il avait été vendu un an plus tôt à une société allemande de sauvetage puis revendu à une compagnie de navigation indonésienne qui le louait à la demande.
Le cœur de Juan se mit à battre plus vite.
Se servir d’un dock flottant pour dérober un navire en mer était une idée plutôt intéressante, mais assez effarante de par sa sophistication. Ce qu’il craignait, l’émergence d’un chef capable de réunir tous les pirates dans le Pacifique pour en faire une organisation cohérente, n’était peut-être que le sommet de l’iceberg. Avec un dock de cette importance, ils pouvaient désormais mettre la main sur n’importe quel navire, de n’importe quelle taille.
Il imaginait assez facilement comment ils procédaient. Tout d’abord, une équipe de pirates abordait la cible et maîtrisait l’équipage. Ils conduisaient ensuite leur prise jusqu’à un point de rendez-vous convenu d’avance avec le dock. Sous couvert de l’obscurité, et à condition que le temps s’y prête, car la manœuvre était risquée, le dock ballastait pour s’enfoncer, le fond de son radier était ainsi plus bas que la quille du navire capturé. De gros guindeaux installés à l’arrière pouvaient ensuite le déhaler à bord. On refermait les portes avant, on déballastait et les remorqueurs qui touaient le dock remettaient en route. Sauf à passer à la verticale, personne ne pouvait deviner que le dock renfermait le butin de l’une des plus impressionnantes entreprises de piraterie qu’on ait jamais vue.
« Assez futé, patron, non ?
— Ouais.
— Ils arrivent et ils engloutissent leur victime. »
Mark mimait par gestes tout en parlant.
« Ils l’emportent dans leur repaire secret, ils ont tout le temps de décharger la cargaison avant de découper le navire. Plutôt que de déchiqueter leur proie comme des hyènes, ces types les emmènent comme des lions.
— Et pourquoi découper le bâtiment ? demanda Cabrillo. Pourquoi ne pas lui apporter quelques modifications, changer quelques caractéristiques, peindre un nouveau nom à la poupe avant de le revendre à quelqu’un d’autre ou de l’utiliser pour son propre compte ?
— Je n’y avais pas pensé, mais c’est plausible.
— Bon, que savons-nous de la société qui en est propriétaire ? Attends, comment s’appelle-t-il, déjà ?
— Le dock ? » demanda Murphy. Cabrillo lui fit signe que oui. « Maus.
— Ça veut dire souris en allemand. Astucieux. Et alors, la compagnie ?
— Les lignes occidentales et orientales. O&O. Elle a une centaine d’années d’existence. Ses actions sont dans le public, mais, ces dernières années, une ou des entités les ont toutes rachetées.
— Des compagnies-écrans ?
— Tellement évident que même leurs noms sonnent faux. D Commercial Conseil LLC, Ajax Trading LLC, Equity Partners International LLC, Financial Assay…
— LLC », termina Juan à sa place.
Puis il lui vint une idée.
« Attendez. Assay est un mot des métiers du métal. July me dit que les pirates étaient en train de mourir, empoisonnement au mercure. Nous pensons tous les deux qu’ils ont pu vivre près d’une mine de mercure désaffectée. Je me demande si cette Financial Assay possède des mines dans le coin.
— Je n’ai même pas commencé à regarder ces sociétés-écrans. J’avais compris que vous vouliez surtout en savoir le plus possible sur ce dock.
— Vous avez raison, mais vous n’en avez pas fini avec ça. Je veux savoir qui est le propriétaire du Maus – pas la société de couverture, non, le type qui est réellement derrière tout ça.
— Et qu’est-ce qu’on fait avec ce dock ? Si ce que dit l’Anglaise est vrai, il y a peut-être un navire volé dans le radier et peut-être même son équipage, qu’ils auraient gardé en otages.
— Les plus puissants remorqueurs du monde seraient incapables de tirer un dock flottant de cette taille à plus de six ou sept nœuds. À votre avis, pendant combien de temps vont-ils réussir à sauver leur peau si nous montons à cinquante nœuds ? »
Murphy sourit comme un adolescent à qui on aurait filé les clés d’une Ferrari. Il se leva pour se retirer.
Juan ne traîna pas pour prendre sa décision. Il savait que, d’une manière ou d’une autre, il allait devoir diviser ses moyens. L’Oregon était une base d’espionnage parfaite, mais il avait besoin de la flexibilité dont pouvaient profiter des gens à terre, susceptibles de se déplacer sur les lignes aériennes régulières. Il n’avait pas la moindre idée de ce à quoi pouvait le mener toute cette histoire. En Indonésie, vraisemblablement, si c’était bien là que se trouvait le siège de O&O. Le moment était donc venu de répartir ses hommes.
« Rendez-moi service, trouvez-moi Eddie Seng. Dites-lui de préparer ses affaires. Il va voyager sur des vols internationaux, qu’il ne prenne rien qui ne passe pas la douane. Qu’il désigne deux de ses hommes, nous allons faire du stop et emprunter l’hélico de Tory Ballinger. On part à la chasse aux lions et aux hyènes.
— Mais où ça ? »
Juan tapa du plat de la main sur le dossier de Mark.
« Débrouillez-vous pour trouver la réponse avant que nous ayons atterri au Japon. »